Ma joie est intacte!
Brigitte Cirla se remémore son parcours dans Magdalena Project depuis ses débuts en 1986. Cet article a été écrit en 2022 et publié dans la revue "Women Performing Europe - The Magdalena Project Across Borders".
Il y a tellement d’histoires différentes pour décrire Magdalena Project, et raconter cette aventure depuis ici, en 2022, c’est toujours une manière de réécrire et réinterpréter cette histoire.
Plusieurs choses m’apparaissent fortement: Nous étions toutes de la même génération, nous étions toutes dans des groupes de théâtres/musique alternatifs, nous étions toutes en devenir professionnel, et nous vivions toutes le sentiment d’être seules face à une injustice sociale muette et niée.
Nous étions traversées de toutes ces questions de notre place d’artiste, de femme, de mère, face à un plafond de verre indépassable, nous n’avions pas l’écoute ni le soutien de nos partenaires ou collègues car personne ne comprenait charnellement, intimement ce que nous vivions, et nous-même n’avions pas forcément les mots.
J’ai souvent dit que c’était la rage qui avait fondé Magdalena Project et que là s’originait sa nécessité profonde. C’est inexact, il n’y avait pas que cela, il y avait aussi un appétit de création, de travail, un désir énorme de travailler, de créer, de faire sa place, de trouver les moyens, de vivre de son travail, de présenter ses œuvres. Et la tâche pour chacune, seule, était surhumaine.
Nous rencontrer a été pour chacune d’entre nous fondateur et nous a donné une énergie incommensurable ; je me rappelle avoir été sidérée de réaliser que mes préoccupations, mes écartèlements n’étaient pas que les miens mais ceux des femmes artistes en général.
L’époque était différente, ce n’était pas glamour de défendre des problématiques féministes, même auprès de nos partenaires, de nos directeurs et de nos publics… Ce n’était pas non plus vendeur, ni porteur, c’était compliqué et cela nous projetait encore plus aux marges même du système alternatif.
C’est important de réaliser cela car la réflexion théorique, la mise en mots, l’écriture, la mise en perspective ne sont venues que dans un deuxième temps, après la création de Magdalena Project. Nous avons dû réfléchir à ce que nous étions en train de créer à tâtons, sans modèle, sans référence, et là nous avons découvert la discussion, la confrontation, toutes les différences que nous avions, l’importance des antagonismes culturels, la valeur sémantique d’un mot, les symboles si différents pour chacune, nous avons découvert combien ce qui nous paraissait évident et simple, pouvait être problématique pour l’autre… et dans ces méandres de communication, nous avons cherché et trouvé comment continuer ensembles, comment porter un projet sans être d’accord sur tout et même parfois sans être d’accord du tout. Parce que ce qui nous portait, ce qui nous unissait, était vital pour nous, et essentiel et qu’il n’y avait pas d’autre option, d’autre alternative pour porter nos voix.
Nous qui étions sans voix, sans mots, sans parole, sans légitimité reconnue, avons peu à peu appris, d’abord à nous écouter, ensuite à nous laisser parler. Nous ne voulions plus qu’aucune parole ne soit tue ou réprimée, et il a fallu laisser sortir des flots et des flots de logorrhée. A cette époque là, est apparu le « Round », un cercle qui donne la parole pour un temps déterminé à chacune sans commentaire ni interruption.
C’est un exercice qui paraît surréaliste aujourd’hui, car il est long, il prend du temps, il plonge la plupart des personnes dans l’écoute de l’autre et dans l’écoute des échos que fait la parole de l’autre. Il freine la réactivité émotive et permet à la pensée de se déployer. Mais c’est aussi une manière radicale de donner la parole à tout le monde et surtout à celles qui ne se seraient pas autorisées à le faire.
Puis est née la nécessité de l’écrit et ce fut The Open Page, un journal qui demandait aux artistes de passer à la parole écrite, pour laisser des traces, des pierres sur le chemin que d’autres pourraient consulter. The Open Page a été l’un des moyens important de fouiller ce travail de pensée, de réflexion sur notre art, notre place, nos vies.
L’autre principe fondateur de Magdalena Project est « le faire ». Nous avons commencé par cela , sans vraiment réfléchir ; Jill Greenhalgh a proposé une rencontre de 38 femmes de 15 pays pendant 3 semaines en 1986 pour créer aussi un laboratoire/spectacle ensemble sans direction. Cela paraissait incohérent et impossible mais derrière ce pari, tout le monde s’est mis au travail pendant 3 semaines et cela n’a jamais été discuté.
Une des choses que j’ai apprise dans Magdalena Project, c’est l’engagement à créer, à travailler, « à faire ».
Je sais, moi artiste qu’il me faut mettre les pieds sur le plateau physiquement et chercher avec mon corps et ma voix pour tracer les fils d’un début de création. Nous avons procédé de même avec Magdalena, nous avons utilisé les outils créatifs que nous connaissions pour faire grandir ce réseau, avec l’intime conviction que les solutions se trouvent toujours dans le processus de construction ou de création
Les thèmes choisis pour les rencontres, les festivals, les ateliers venaient toujours de nos obsessions et questionnements.
L’amitié, le respect, la fidélité, la bienveillance sont nés des tâches partagées et ont grandi avec les projets, les difficultés, le temps.
Toute personne qui est venue un jour à un festival Magdalena, a toujours dit les mêmes mots : c’est différent des autres festivals.
Il y a plusieurs principes de différence qui sont nés de la pratique comme des évidences :
Avoir participé à plusieurs festivals (au moins 2) avant de créer soi-même un évènement, les artistes invités viennent pour toute la durée du festival, des ateliers, et spectacles compris et non pas seulement pour les prestations, l’importance de la transmission, des ateliers, des discussions et toujours un espace pour des travaux en cours, des prises de risques.
Une de nos plus grandes forces, c’est la puissance exponentielle de la contamination plutôt que la capacité de conviction ou de persuasion. Les femmes qui viennent dans une rencontre Magdalena, choisissent de créer d’autres rencontres dans leur propres pays c’est ainsi que sont nés Magdalena 2ème, 3ème et même 4ème génération et que se développent d’autres projets qui échappent complètement à la la graine initiale.
Magdalena est au départ la création d’un génération de femmes, gourmandes et impatientes qui n’ont pas eu envie d’attendre qu’on leur laisse une place et qui ont décidé de la créer et de se soutenir. Cette génération, a développé souvent son travail artistique à travers de longs processus d’apprentissage et des traditions « d’artisan à l’oeuvre », la conscience que le travail créatif est lent, laborieux et demande des années de pratique ininterrompue, que le chemin est pavé d’écueils et d’échecs, et que rien n’est dû.
Nous n’avions pas les réseaux sociaux, internet, ni même les portables et donc le besoin d’être en contact était impérieux. Il nous fallait nous rencontrer à tout prix et je me souviens de l’importance du temps d’attente de ces rencontres, du temps de préparation mais aussi du temps de digestion de ce qui avait été dit, vu, senti, échangé.
Tout a changé et rien n’a changé. Les femmes artiste doivent se battre 2 fois plus pour trouver leur place aujourd’hui encore. Il y a plus d’audience et d’échos donnés à nos paroles mais elle sont souvent noyées dans le flux incessant de commentaires émotionnels et prises de position spontanées et éphémères.
Magdalena reste un endroit spécial, de prise de risque et pourtant protégé, de découverte, d’écoute, de rencontre et d’engagement.
De cette génération de trentenaires, nous sommes devenues les grands-mères. Sans sagesse, toujours rebelles, toujours enthousiastes, plus impatientes que jamais car le temps maintenant nous est compté.
Je découvre une nouvelle injustice, celle de mon âge, cette place que j’ai conquise, répétition après répétition, on me demande de la laisser pour les « jeunes ». Plus poliment, on me propose de me reposer ! Je ne suis pas fatiguée de créer, de « faire », de rencontrer, d’échanger et je crois même qu’en chemin, j’ai découvert quelques pépites. Il y a un conformisme de notre société qui voudrait cantonner les seniors dans la transmission, l’enseignement comme si la source de création ne pouvait plus exister. Je crois que c’est exactement le contraire. Bien sûr, il y a la transmission, mais elle a toujours été là, à côté et nourrie par l’acte de création.
Ce qui peut être transmis, c’est « la joie » de faire à tout prix, « la joie » de s’allier d’autres, non pas semblables mais avec les mêmes urgences, « la joie » de faire confiance à ses désirs, et de ne jamais lâcher. L’obstination me paraît être la qualité la plus nécessaire aujourd’hui à celles qui prennent à bras le corps ces questions toujours non résolues, femme/artiste/mère/privé/public/ et j’ajouterai l’artiste et « la splendeur des âges » (titre du 2022 festival Transit).
Brigitte Cirla
2022